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MOMENTUM POUR UNE ÉDUCATION A LA PAIX EN HAITI

Par Yvrose Lubérisse, B.A., M.A.
 

EN GUISE D’INTRODUCTION

Je commence par me poser une question: l’éducation à la paix est-elle pertinente dans un contexte d’insécurité, de peur et de conflits?

Je parle d’une éducation axée sur les concepts, qui part des concepts, comme de demander à des enfants de 6 à 8 ans: qu’est-ce que la paix? Qu’est-ce qu’elle représente pour toi? L’enfant est beaucoup plus centré sur le réel, il vit la paix et il vit de la paix. Il ne réfléchit pas sur la paix. Il la sent, il s’en imprègne. Pour lui, la paix est juste un art de vivre si des adultes responsables ont contribué à bâtir la paix autour de lui pour lui permettre de vivre dans un environnement de paix. Et même s’il arrive que le milieu familial lui offre cet environnement de paix, l’enfant baigne dans un milieu scolaire où il côtoie des enfants et des adultes de tous horizons avec des expériences différentes, des individus qui viennent avec tous les traumatismes des violences vécues dans le milieu familial et le milieu sociétal. L’enfant, lui non plus, n’est pas à l’abri de ce que l’environnement de la société dans laquelle il vit lui apporte de sensations, de perceptions, de faits heureux ou malheureux. Bref, de tout ce qui se passe autour de lui et qu’il encaisse des fois inconsciemment et dont les effets vont se révéler à court, à moyen et ou à long terme.

Vouloir faire l’éducation à la paix, vouloir entrer dans la dynamique de l’éducation à la paix, c’est accepter d’emblée de se situer sur une trajectoire de questionnement, de remise en question. Pour savoir comment ‘’faire’’ l’éducation à la paix, il faut accepter de changer son regard sur soi-même et sur les autres afin de ne pas transférer aux enfants notre propre représentation de la paix sans leur laisser eux-mêmes à partir de leur vécu de se bâtir leur propre idée de la paix.

Un exemple précis pour illustrer ce que je dis. Tout pourrait porter à croire qu’en Haïti, l’un des maux qui affecte notre pays, c’est le non-respect de l’autorité. L’autorité et le pouvoir représentent des valeurs tellement importantes en Haïti, qu’une éducation à la paix pourrait amener les éducateurs à sensibiliser les enfants au respect de l’autorité dans un contexte de crainte et de peur. Ainsi, l’image traditionnelle de l’autorité (l’autorité du chef, du boss, du macoute, du donneur d’ordre, de celui qui a droit de vie et de mort sur les autres, de celui qui donne le pain parce qu’il donne du travail, du Papa Bon coeur) serait malheureusement reproduite à travers les générations.

Et en Haïti, cette conception de l'autorité et du pouvoir change tout. Elle divise d’emblée les citoyens en deux camps: le camp de ceux qui ont, qui possèdent et qui confèrent des privilèges et le camp de ceux qui reçoivent, qui tendent la main, qui attendent le pain.

Le camp 1, c’est la force du pouvoir, de l’autorité. Très souvent, c’est le pouvoir et l’autorité pour piétiner, pour commander, pour rapetisser. Le camp 1 considère que les autres autour d’eux doivent changer, pas eux. Il n’y a rien à changer chez eux, mais ils définissent les normes de changement pour les autres. Ils sont parfaits et intouchables. Ils ont eu l’illumination et l’élection qui leur confèrent la dignité. Pour ces intouchables, le respect de l’autorité et de l’ordre établi par eux est inviolable et toute perception de violation de l’autorité est sévèrement puni et réprimé.

Mais que peut-on faire avec des leaders qui refusent de se remettre en question, qui refusent de changer leurs perceptions des autres et de l’environnement, qui refusent de regarder autrement l’autre et qui, en fin de compte, malgré leurs beaux discours et leurs bonnes intentions refusent à l’autre le droit de grandir et de vivre?

Comment travailler valablement à la promotion de la paix quand se dressera toujours le spectre du camp 1 refusant inexorablement, à travers le temps d’entrer dans le processus de changement, non pas en se constituant uniquement promoteur du changement, mais en se mettant dans la danse avec les autres pour ensemble changer ses perceptions et ses opinions de soi, de l’autre, de l’environnement. Etre solidaire du changement non de l’extérieur mais de l’intérieur. Et alors viendra la paix.

Si nous revenons à la salle de classe, avec cette conception de l’autorité, le professeur sera toujours celui qui commande et les élèves ses sujets. Et quelles que pourraient être de nouvelles consignes pour l’éducation à la paix, rien ne changera en profondeur dans les pratiques du professeur s’il n’avait préalablement fait le point sur ses représentations de l’autorité et décidé d’intégrer les nouvelles pratiques, les nouvelles valeurs et une autre représentation de l’autorité. En fait, quelque chose peut changer le temps d’un projet et, par la suite, les anciennes pratiques reprendront le dessus, les nouvelles pratiques pouvant paraître trop destabilisantes pour l’enseignant. Accepter de rentrer dans un dialogue et dans un questionnement, accepter d’accueillir l’opinion des enfants, accepter de partir à la découverte avec les enfants, de recueillir les idées des enfants et faire avancer un projet dans le sens où les enfants l’ont propulsé, tout cela a quelque chose d’apeurant pour un professeur non préparé, voulant conserver précieusement ses vieux repères et ses béquilles rassurantes.

Vivre en paix avec l’autre, c’est d’abord reconnaître que l’autre est une personne humaine au même titre que moi, qu’elle est mon égale, qu’elle a les mêmes droits que moi, que cette personne soit un enfant, un jeune ou un adulte. Il y a juste les lignes de responsabilités qui sont différentes et ces lignes de responsabilités confèrent différents niveaux d’autorité mais, - entendons-nous- c’est une autorité de service qui n’écrase pas, qui n’opprime pas et ne commet pas d’abus.

Vivre en paix avec l’autre, c’est écouter l’autre se dire et interagir avec la parole de l’autre. C’est accepter d’être écouté par l’autre et rentrer ainsi dans un dialogue qui n’exclut pas la confrontation mais une confrontation constructive qui aide à aller au-delà du conflit. C’est accepter de passer par-dessus les pleurs, les peines, les difficultés, l’orgueil pour continuer à proposer à l’autre:’’Faisons un kilomètre de plus’’ et accepter que l’autre puisse accepter ou refuser la proposition dans toute sa liberté, à cette étape précise de son cheminement. C’est accepter de remettre en question une conception idéale de l’harmonie sans conflit, sans confrontation et sans souffrance. Remettre en question l’idée que si l’autre m’aime vraiment, il devrait me rendre heureux, il devrait savoir quoi faire pour me rendre heureux. C’est accepter de rester ouvert pour recevoir une main tendue. C’est aussi accepter de reconnaître, dans l’humilité, ses propres limites et définir avec l’autre, des ‘’zones de paix’’ (des cessez-le-feu) pour préserver la vie en attendant mieux. En passant, rappelons que la souffrance fait partie intégrante de la vie et c’est ce qu’on décide de faire avec qui est important.

Vivre en paix avec l’autre, c’est intégrer qu’il est mon frère, ma soeur, porteur ou porteuse de vie, d’amour, de joie, de souffrances, de violences subies. Que le professeur voie ses élèves comme ses petits frères et ses petites soeurs, cela change tout et l’inverse est aussi vrai. Que les responsables d'éducation posent sur les éducateurs un regard fraternel où ensemble ils acceptent de rentrer dans une dynamique de changement au lieu de les voir de l’extérieur comme des pierres d’achoppement à l’instauration d’une culture de paix et des individus à changer, cela change tout. Nous avons tous besoin, ensemble, de porter un regard différent sur les autres. Un président qui porte un regard fraternel sur ceux qu’ils dirigent fera tout en son pouvoir, pour répondre aux besoins fondamentaux de son peuple et assurer au moins leur survie. A quoi cela sert-il d’être père et mère, d’être directeur, d’être professeur, si on est incapable d’être pourvoyeur de soins, de nourrir les autres en éduquant, en donnant le bon exemple? A quoi cela sert-il de détenir l’autorité sur ses frères et soeurs si on n’est pas en mesure de répondre à cette invitation de l’évangile: ‘’Donnez-leur vous-mêmes à manger’’?

PISTES DE CHANGEMENT POUR UN NOUVEAU REGARD SUR LA PAIX

Ces pistes s’adressent au professeur qui entreprendra avec les enfants une démarche d’éducation à la paix. Elles engagent un questionnement personnel sur la valeur ‘’paix’’ et ses corollaires telles que vécues depuis l’enfance. Cette demarche peut prendre la forme d’ateliers de partage entrecoupés de réflexion individuelle. Elle vise à:

Permettre au professeur de prendre conscience de ses représentations de la paix, de l’autorité à partir de son vécu.
Déceler les racines de ces représentations
Identifier quelles sont les conséquences positives ou négatives de ces représentations.
Engager un processus de libération personnelle
Entrer avec d’autres dans un processus de libération collective
Décider des nouvelles représentations à intégrer.
Décider de partir avec d’autres à la ‘’croisade’’ de l’éducation à la paix.

Les ateliers

Les ateliers peuvent s’articuler comme suit:


 

ATELIER 1. Un regard sur mon passé

Étape 1: Objectif: Remonter le plus loin possible dans son enfance pour se rappeler au moins dix (10) moments de grande joie et dix (10) événements qui ont provoqué de grandes souffrances. (une séance de coups de fouet, par exemple).

Étape 2: Objectif: Choisir deux (2) de ces événements et voir comment ils ont forgé votre conception de la paix et de l'autorité. Le professeur devra pouvoir dire:
- Pour moi, la paix, depuis cet événement, c’est…………………………………
- Pour moi, l’autorité depuis tel événement, c’est……………………………….

Étape 3: Objectif: Déterminer, à partir de ces événements, quels visages sont conservés de certaines personnes qui étaient des acteurs dans ces événements vécus:

Ex: A partir de cet événement, je vis avec l’idée qu’un père, c’est…………………….

que les grandes personnes, ce sont............................…….................................

Étape 4: Objectif: Déceler clairement d’où me vient sa conception de la paix. Faire une nouvelle fois le point sur ce regard porté sur le passé et boucler la boucle.
Ex.: Mes idées sur la paix……………………………….me viennent de……….....................

ATELIER 2. Mon identité


Objectif: Identifier au moins cinq (5) conséquences positives ou négatives des idées intégrées sur la paix.

Positif: - Je suis une personne qui a confiance en moi-même, en mes capacités.

Négatif: - Je n’ai pas confiance en moi. Je me sous-estime constamment
- Je dis rarement ce que je pense

ATELIER 3. Processus de libération personnelle et collective


Objectifs:
- Décider de ce qu'on veut garder dans tout ce que qu'on a découvert de soi, à partir de son vécu.
- Décider de quoi on veut se défaire et de ce qui n'est pas utile pour instaurer la paix en soi.
- Poser un acte symbolique pour renoncer à certains aspects de son identité qui viennent de son vécu.
- Décider de ce qu'on veut apporter au groupe comme aspect négatif qu'on rejette et comme aspect positif qu'on décide de conserver.
- Mettre en commun les valeurs positives du groupe.
- Décider d’une cérémonie symbolique de renonciation aux valeurs négatives.

 

ATELIER 4. Un regard sur mon présent


- Identifier dans toutes les valeurs positives celles qu'on décide d'intégrer à sa nouvelle carte de valeurs et de deux actions à entreprendre pour mettre en application ces nouvelles valeurs.
- Découvrir une façon de célébrer ensemble notre nouvelle personnalité, comme une cérémonie de réaffirmation de soi.

ATELIER 5. Un regard sur mon avenir


- Se positionner comme agent de changement en tant qu’éducateur
- Décider de quelle idée de la paix nous apporterons aux enfants et dans tous nos milieux de vie.
- Élaborer une charte de la paix

NOS LIMITES EN TERMES D’ENGAGEMENT POUR L'ÉDUCATION A LA PAIX

Accepter de s’engager pour l’éducation à la paix devrait supposer l’intégration d’une base théorique et conceptuelle précise sur les valeurs, un certain processus compliqué de valorisation. Cela prendrait du temps et requièrerait de la spécialisation, ingrédients que l’urgence de procéder ne nous permet pas d’acquérir. La démarche que nous proposons est basée sur l’intuition créatrice, en ce sens que nous possédons en nous les connaissances nécessaires à notre avancement et celui des autres, si simplement nous nous donnions la peine d’écouter cette petite voix intérieure que certains appellent la ‘’surconscience’’ et qui nous révèlent des connaissances, des savoirs et des pratiques situées au-delà de la zone de conscience dite intellectuelle.


On peut toutefois s’inspirer des grands concepts déjà développés par les autres et faire le point entre ce que nous avons nous-mêmes découvert de nous et ce que les autres (les chercheurs) ont découvert, des fois, en partant de leurs propres expériences, comme nous l’avons fait dans les ateliers proposés. Cependant, il est toujours bon de veiller à ce que de nouvelles idées et conceptions ne détruisent pas les valeurs positives que nous sommes arrivés avec peine et misère à nous donner et à construire en nous, à la fois pour nous et pour les autres.
 

PISTES PÉDAGOGIQUES POUR L'ÉDUCATION À LA PAIX

J’en reviens à mes propos du début. Je me sens mal d’aborder avec des enfants au tout début de l'élémentaire des concepts philosophiques de paix, de tolérance, de fraternité, d’égalité. Des mots qui ne voudront rien dire ou presque pour les enfants. Pour moi, c’est le vécu qui peut révéler la sensibilisation à ces valeurs par le regard porté sur la vie de famille, la vie scolaire grâce à un encadrement éclairé et un doigté éprouvé des éducateurs.

Voir ce temps d’éducation à la paix comme un droit de parole, un droit de dialogue que n’ont pas souvent les enfants de nos écoles; un espace de liberté où les règles sont indiquées pour l’exercice de cette liberté. C’est la place à l’écoute, à la discussion, à la confrontation. C’est même un exercice de thérapie individuelle ou collective où commence l’appui psychosocial dont nos enfants ont tant besoin. Ce n’est, selon moi, pas un cours de quinze ou de vingt minutes réparti sur un nombre déterminé de semaines mais des séquences ou des activités d’un projet à explorer ensemble entre les élèves et l’enseignant et les autres acteurs impliqués dans un projet ou une activité (parents, autres classes, directeur, etc…). Ce n’est pas un temps d’apprentissage formel comme les autres temps dans la classe mais un temps où l’enfant établit un autre type de relation avec son enseignant et découvre un autre visage de son éducateur.

Focuser les enfants sur les valeurs en tant que concept, c’est déjà les propulser dans la sublimation, les catapulter dans l’irréel et leur fermer les yeux sur la réalité matérielle qui est la leur: manger, boire, dormir,être en sécurité, se vêtir, aller à l’école. Fermer les yeux et excuser ceux qui sont revêtus de responsabilités envers eux: parents, responsables de tous niveaux qui sont incapables, pour différentes raisons, d’être des pourvoyeurs de soins pour les plus petits.

On ne peut pas, pour atteindre au plus vite les objectifs d’un projet quelconque, sauter des étapes au détriment des prérequis indispensables à la compréhension des valeurs. L’amour des parents pour leur enfant se traduit en actes concrets: procurer le nécessaire pour vivre et survivre et être en sécurité. Et si l’homme arrive au moins à satisfaire ses besoins physiologiques et de sécurité dans cette jungle qu’est la terre et surtout la terre haïtienne, il aura réussi son passage sur cette planète.

Tous les programmes d’éducation à la citoyenneté le disent: au primaire, aider l’enfant à construire sa représentation de temps, de l’espace et de la société constitue la base de l’initiation au changement et à la différence et cette compréhension du changement et de la différence amène inévitablement aux valeurs de respect, de tolérance, de fraternité, d’égalité, conditions nécessaires pour l'instauration de la paix.

La famille étant le berceau inconditionnel de la fraternité, l’enfant construit sa représentation de différents espaces auxquels il appartient: famille-classe-école-communauté-quartier-commune-pays et réalise petit à petit l’interdépendance de ces différents espaces, les relations qui se développent dans ces différents espaces. Il s’insère dans le cercle de relations et participent aux responsabilités, droits et devoirs découlant de l’appartenance à ces espaces ainsi que des valeurs propres à ces différents espaces.

Il se découvre et intègre son identité: ‘’Je suis une personne. Je possède des biens nécessaires à ma survie. Je suis imbu de connaissances. Mes qualités, mes défauts, mes handicaps, mes forces, me limites me font ce que je suis et j’ai le pouvoir d’agir avec mon corps et avec mon esprit.

L’éducation en Haïti, particulièrement l’éducation religieuse, tend, la plupart du temps, à centrer la personne sur les autres, ce qui amène à constamment s’oublier pour les autres, tout faire en fonction des autres. Occulté par une éducation religieuse du don de soi à l’infini, l’individu tend à s’effacer complètement. Ce système amène à la création de personnages ''zombifiés’’ qui auront toujours en face d’eux l’autre à écouter, l’autre à qui plaire, l’ autre beau parleur détenteur de la vérité, l’autre papa-bon-coeur, l’autre le donneur d’ordre. Et chacun aspire inconsciemment ou consciemment à être investi ou à s’investir du pouvoir dont jouit l’autre et qui confère tout: honneur, respect, considération, crainte, terreur.


POUR CONCLURE

Une intrusion dans le monde de l’éducation à la paix devrait conduire:
- à changer la façon de se regarder soi-même par une auto-critique, une valorisation positive et une remise en question
- à critiquer et à remettre en question l’opinion des autres malgré le respect de l’autorité
- à dire et à défendre son opinion
- à renoncer à l’autorité opprimante par une cérémonie symbolique de renonciation à l’oppression et aux visages de l’esclavage sous quelque forme qu’ils se présentent.
- À négocier pour résoudre les conflits en se partageant ses perceptions réciproques, en faisant le point et en décidant des nouvelles perceptions à adopter.
- À se respecter en respectant son identité, ses compétences, ses valeurs, son temps, donc à s’estimer.
- À refuser l’exploitation
- À respecter les autres, leur identité, leurs valeurs, leur temps, à respecter les droits des autres à vivre de leurs talents et d’aider les autres à partir du fruit de leurs talents.
- À dénoncer l’injustice et lutter pour la justice

Alors viendra la paix.

 

 

Yvrose Lubérisse

2009

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